Espagne et Amérique latine : une fraternité historique qui a nourri le flamenco

L’histoire du cajón est relativement connue. Aujourd’hui, il est devenu emblématique du flamenco : lorsqu’on pense au flamenco, on pense au compás, à la percussion, et en plus des palmas (claquements de mains), on imagine quelqu’un en train de jouer de cet instrument. Pourtant, il n’a pas toujours fait partie du flamenco. Il est arrivé récemment, dans les années 1970, lorsque Paco de Lucía et le percussionniste de son sextet, le Brésilien Rubem Dantas, découvrent un cajón péruvien chez l’ambassadeur d’Espagne à Lima. Il était joué par Caitro Soto, accompagnateur de la chanteuse péruvienne Chabuca Granda.

Avec son intuition, Rubem Dantas comprend que c’est l’instrument qui manque aux percussions flamencas. Paco approuve. « Partout où trois personnes ou plus jouent du flamenco, le cajón est là. Il est idéal pour cette musique car il rappelle les sons du zapateado des danseurs, des coups de jointure sur une table, ou des frappes sur la caisse de la guitare. De plus, contrairement aux peaux, il ne donne pas de tonalité. C’est une découverte et une réussite dont je suis très fier », expliquait Paco de Lucía, cité par José Manuel Gamboa dans Una historia del flamenco.

Le groupe Son de la Frontera, pour sa part, a introduit un autre instrument d’Amérique latine dans le flamenco : le tres cubain. Bien qu’il n’ait pas atteint la popularité universelle du cajón, cet instrument à trois chœurs de cordes s’intègre parfaitement aux compositions de ce groupe issu des musiciens qui accompagnaient la chanteuse Martirio. Selon le site deflamenco.com, leur objectif est de fondre le son chaleureux du tres cubain dans le style de Morón, en particulier celui du grand maître Diego del Gastor.

Flamenco y Latinoamerica

Le flamenco de l’autre côté de l’Atlantique

Bien avant eux, de nombreux artistes ont foulé les scènes d’Amérique latine et y ont bâti leur carrière. C’est le cas de la danseuse barcelonaise Carmen Amaya, à laquelle nous rendons hommage au Tablao de Carmen. Elle arrive en Argentine en 1936 et fait ses débuts au Teatro Maravillas. Elle se produit également à Rosario et Córdoba, passe par l’Uruguay, et avant de rejoindre New York, elle fait une longue escale au Brésil, conquérant le public de Rio de Janeiro.

Plus récemment, des artistes comme la bailaora Sara Baras, le bailaor Farruquito ou les guitaristes Vicente Amigo et Tomatito ont connu un grand succès lors de tournées en Amérique latine. Paco de Lucía lui-même a passé les dernières années de sa vie à Xpu Ha, près de Playa del Carmen, dans les Caraïbes mexicaines.

Aujourd’hui, de nombreuses villes d’Amérique du Sud — Bogotá, Medellín, Montevideo ou Querétaro — ont leurs propres festivals de flamenco. Et dans bien des villes, des écoles, surtout de danse, perpétuent la tradition flamenca.

À la racine du compás flamenco

L’influence latino-américaine dans le flamenco remonte à bien plus longtemps qu’on ne le pense : elle est enracinée dans le compás, la structure rythmique de nombreux palos majeurs du flamenco. Selon le flamencologue Faustino Núñez, sur le site de référence Flamencópolis, le compás binaire (présent dans des styles profonds comme les tangos, la rumba, le garrotín ou la farruca) descend du tango américain arrivé à Cadix depuis Cuba au début du XIXe siècle. Quant au compás en douze temps, rythmiquement plus complexe et emblématique du flamenco, on le retrouve dans des styles venus d’outre-mer comme les peteneras ou les guajiras. Il est ensuite intégré dans des palos représentatifs comme les bulerías, soleares, alegrías ou seguiriyas.

«Cantes de ida y vuelta» : les chants du voyage aller-retour

On appelle ainsi les chants caribéens ramenés par des artistes flamencos après un séjour en Amérique latine, ou introduits en Espagne grâce aux échanges culturels constants entre les deux continents. Pour José Manuel Gamboa, dans son ouvrage Una historia del flamenco, le moment clé a été l’Exposition Hispano-Américaine de Séville en 1929-1930, durant laquelle les artistes flamencos se sont reconnectés aux traditions sud-américaines. Voici les principaux cantes de ida y vuelta :

  • Guajira : Originaire du punto guajiro cubain, ce style était lié aux paysans blancs ou aux Espagnols de l’île. Si les premières guajiras avaient un contenu social et politique, elles ont vite évolué vers des thèmes exotiques et romantiques. Une célèbre guajira dit : « J’aime me promener dans La Havane / le matin après mon café / avec mon cigare allumé ». Parmi les premiers chanteurs de guajiras flamencas, on trouve Silverio Franconetti, Antonio Chacón, Niño Medina ou Enrique Morente. En danse, on utilise souvent des accessoires comme l’éventail pour enrichir le spectacle. Son compás alterne entre 6/8 et 3/4, et aurait influencé, selon Gamboa, les structures rythmiques de palos fondamentaux comme la soleá, la seguiriya ou la bulería.
  • Milonga : Un des grands succès du flamenco au XXe siècle. La plus connue est Milonga de Juan Simón, chantée par Manuel Escacena puis reprise par de nombreux artistes. La milonga a été ramenée d’Amérique du Sud par Pepa de Oro. Parmi les interprètes emblématiques : Pepe Marchena, La Niña de la Puebla, Juanito Valderrama. En guitare, Manolo Sanlúcar en a donné une version célèbre dans Canto a una lágrima.
  • Vidalita : Proche de la milonga, les deux styles sont parfois confondus. Elles partagent une thématique mélancolique. Le mot « vidalita » dérive de l’expression « mi vida ». Escacena enregistre En mi triste rancho en 1928, plus tard reprise par Juanito Valderrama ou Pepe Marchena.
  • Petenera : Rendue populaire à Séville en 1879, son origine est sujette à débat. Certains y voient une influence du paño moruno, d’autres pensent qu’elle provient du Pérou ou du Mexique. Une théorie l’attribue à une femme andalouse nommée Dolores, de Paterna de Rivera. La première version enregistrée est celle de Rafael Romero “El Gallina”. Pepe Marchena l’a aussi popularisée. La petenera est entourée d’une superstition selon laquelle elle porte malheur, car les amants de Dolores, la chanteuse originelle, seraient morts tragiquement. Aujourd’hui, des artistes comme María Terremoto défient ce mythe, affirmant qu’il ne faut pas se priver de styles aussi beaux et puissants.
  • Habanera : Un tango lent originaire de Cuba qui a intégré le répertoire flamenco, notamment avec Canto a Cuba interprété par La Niña de la Puebla.
  • Colombiana : Contrairement à son nom, ce style n’a pas d’origine en Colombie. Il a été inventé par Pepe Marchena, qui l’a chanté en 1930 et enregistré en 1931 avec le titre Mi colombiana. Selon ses propres mots, ce chant s’inspire de chansons populaires mexicaines transmises par un ami torero. Certains y voient aussi des ressemblances avec une mélodie basque (zortziko). La colombiana est aujourd’hui interprétée de manière très libre, parfois sans structure métrique stricte. Des exemples modernes incluent Monasterio de sal de Paco de Lucía et Tiro tire de Enrique Morente et Manolo Sanlúcar.

Enfin, il faut souligner que les tangos, l’un des palos les plus chantés et dansés, sont probablement d’origine cubaine (selon Gamboa), et ont été totalement intégrés dans la tradition flamenca. De ce palo sont nés d’autres styles comme la rumba, les tanguillos, les tientos, la mariana, la farruca ou le garrotín.

Artistes latino-américains du flamenco en Espagne

L’échange culturel entre l’Amérique latine et l’Espagne a toujours été bidirectionnel. Tout comme de nombreux artistes espagnols ont construit leur carrière outre-Atlantique, de nombreux Latino-Américains arrivent en Espagne pour se former et s’épanouir dans le monde du flamenco. Barcelone est devenue un point de repère, avec des figures comme la bailaora mexicaine Karen Lugo. Ou encore Soleá Gollás, artiste mexicano-andalouse, chanteuse et danseuse habituée du Tablao de Carmen, qui évolue entre les deux continents. Le Mexique a aussi vu naître les frères Karime et Tati Amaya, respectivement grande bailaora et guitariste reconnu, enfants de Mercedes Amaya, nièce de Carmen Amaya, dont une branche de la famille s’est enracinée en Amérique.

Parmi les artistes réguliers du Tablao de Carmen, on retrouve également la bailaora argentine Betiana Barros, installée en Espagne depuis 9 ans, ou encore la vénézuélienne Mariana Martínez. Chaque soir, sur les planches du Tablao de Carmen, des artistes venus d’ici et d’ailleurs partagent leur art avec un public désireux de vivre une expérience flamenco authentique, métissée et universelle.